Petit concours d’élégance par Jean-Paul JANNIN
Petit concours d’élégance
Cela s’est passé en 1965 sur le sous-marin MINERVE, un de ces sous-marins du type DAPHNÉ, réputés à hautes performances, qui étaient vraiment d’une très grande technicité et les seuls capables de naviguer couramment à trois cents mètres de profondeur. Nos camarades des autres sous-marins se moquaient d’ailleurs de nous en nous traitant de tortues à hautes performances, car s’il est vrai que nous avions une très bonne vitesse de pointe en plongée, nous ne pouvions la soutenir que pendant deux petites heures.
En fait, ces bâtiments avaient été conçus pour patrouiller à faible allure (afin d’économiser leurs batteries) dans une zone relativement réduite et, dès qu’une cible était repérée, piquer une pointe de vitesse afin de rallier une bonne position et de pouvoir lancer ses torpilles.
J’y étais embarqué comme second-maître radiotélégraphiste. Nous étions en exercice avec une force de l’OTAN au large de la Corse. Le croiseur-école JEANNE D’ARC rentrait de sa campagne annuelle et était mouillé en baie de Calvi.
Son commandant nous propose courtoisement de venir passer la nuit à couple de son prestigieux bâtiment plutôt que de tourner en rond en surface jusqu’à la reprise des exercices. Bien entendu, notre pacha accepte cette offre avec reconnaissance. Par la diffusion générale, l’officier en second prévient du changement de programme et nous demande de faire un effort de présentation avant de grimper à bord de la JEANNE. L’équipage est aussitôt confronté à une difficulté majeure : où diable trouver du linge propre ? À l’époque, quand un sous-marin diesel partait en patrouille, à moins qu’il n’y ait eu une escale prévue dans un port auquel cas nous embarquions alors une belle tenue de sortie, personne n’emportait d’effets militaires à peu près convenables à bord.
Contrairement à la légende tenace ayant cours chez nos camarades de la surface, ce n’était pas par snobisme, mais simplement le souci de préserver nos tenues normales de service qui nous faisait nous affubler d’à peu près n’importe quels oripeaux. C’est ainsi que dans la décennie suivante, la Marine a créé un sac spécial pour les sous-mariniers ce qui a permis d’éliminer définitivement un certain folklore vestimentaire fort peu militaire. Mais, à l’époque de mon récit, ce sac d’effets réglementaires adapté aux équipages de sous-marins n’existait pas encore.
C’est notre ingénieur mécanicien qui rencontre à ce moment-là le plus grave problème. En effet, quand nous partions en mer, il appareillait vêtu simplement de sa combinaison de mécanicien, chaussé de ses lunettes de vue aux verres ressemblants à deux culs de bouteille et aux grosses montures en crocodile, sanglé dans une ceinture en cuir autour de sa proéminente bedaine, coiffé d’une vieille casquette datant de son lointain passage à l’École des Ingénieurs mécaniciens et portant deux galons dont la dorure d’origine était complètement délavée. Ne parlons pas de la pointure de ses chaussures, car elle était assez exceptionnelle, à tel point que le service du Commissariat, en charge de l’habillement, était obligé de les commander spécialement pour lui, car il était pratiquement impossible de trouver en rayon une paire de quarante-huit fillette.
En bref, il incarne la parfaite antithèse de l’image d’Épinal d’un officier de marine français.
Il va donc voir le commandant pour lui signaler qu’il n’a rien à se mettre de potable et que, bien ou mal habillé, il se rendra malgré tout au carré des officiers de la JEANNE.
Fin d’après-midi, nous manœuvrons pour venir nous mettre à couple sur le tribord de la JEANNE. Les passavants sont remplis de midships et de membres d’équipage du prestigieux croiseur-école, qui est connu dans le monde entier pour être la vitrine des bonnes manières à la française. À cette époque, il y a encore relativement peu de sous-marins de la classe DAPHNÉ en service dans la Marine et nous sommes donc pour eux une véritable curiosité.
L’officier en second rassemble l’équipage sur la plage avant pour faire l’appel et pour nous dispenser ses dernières recommandations avant que nous ne montions à bord du croiseur.
Soudain, un énorme éclat de rire jaillit sur le tribord de la JEANNE. Tout le monde a le regard tourné vers la poupe de la MINERVE. Le second et l’équipage se penchent pour comprendre le motif de l’hilarité générale à bord du croiseur, et là, nous voyons s’extraire laborieusement du panneau arrière notre ingénieur mécanicien revêtu de la tenue kaki prêtée par le commandant.
Le problème vient du fait qu’autant le commandant est plutôt petit et mince, autant le cipié (appellation familière, mais affectueuse des ingénieurs mécaniciens dans la sous-marinade) est assez imposant.
Au résultat, la chemise prêtée par le commandant est manifestement trop courte pour les bras et, surtout, elle est très mal adaptée au ventre assez proéminent du chef.
Quant au pantalon, il a manifestement subi, comme nous le disons entre nous, un feu de plancher. Les jambes ne sont pas assez longues et la ceinture n’est manifestement pas assez large. Cela donne le spectacle d’un grand gaillard vêtu d’un pantalon trop court, ainsi que d’une chemise beaucoup trop petite pour lui : sa silhouette générale est celle d’un Bibendum fagoté comme l’as de pique, car l’ensemble est engoncé dans une chemise aux manches qui bâillent aux poignets. Cette chemise offre la vue d’un V inversé au niveau de la ceinture alors que le pantalon, au contraire, permet d’admirer un magnifique V normal au niveau de ladite ceinture. L’ensemble ressemble à un losange mal dessiné et tenu en laisse par une longue ceinture en cuir ayant déjà cumulé un bon nombre d’heures de plongée.
Cette étonnante silhouette, digne du crayon d’Albert Dubout, est surmontée d’une casquette dont les galons verdâtres recouvrent en partie le bas du macaron d’officier. Le fait que le pantalon soit trop court fait ressortir davantage la taille, vraiment peu ordinaire, des chaussures. Les grosses lunettes d’écaille viennent parachever harmonieusement le tableau. J’oublie un détail non négligeable qui est le mégot de Gauloises au coin des lèvres, car notre cipié ne fume que des cigarettes de troupe distribuées à l’époque à tous les militaires, bien avant la levée de boucliers contre toutes les formes de tabac.
Pour l’anecdote, quand je suis entré à l’École des Mousses, compte tenu de notre jeune âge, et la Marine voulant absolument nous conserver en bonne santé, nous n’avions droit qu’à une demi-ration de ces cigarettes soit huit paquets de Troupe par mois. Les anciens (mousses de la compagnie entrée avant nous) nous taxaient sans scrupules et, le cas échéant, violemment pour compléter leurs propres rations.
La vue de cet élégant spécimen militaire d’humanité émergeant du panneau arrière, provoque sur l’équipage de la JEANNE un effet foudroyant.
Dès notre arrivée à bord du croiseur, beaucoup d’officiers-élèves nous demandent avec insistance si cet étrange personnage est un véritable ingénieur mécanicien qui fait partie de notre équipage ou s’il s’agit simplement d’une sorte de bizutage à l’usage des futurs candidats sous-mariniers.
Nous avons finement répondu que, l’habit ne faisant pas le moine, notre ingénieur mécanicien pittoresque est un remarquable spécialiste des moteurs diesel Pielstick et que les bureaux d’études de cette société font le plus grand cas de ses remarques sur la conduite et l’entretien des moteurs que nous avons à bord.
On ne peut en dire autant de nos jours où les avis des utilisateurs œuvrant sur le terrain sont systématiquement battus en brèche par nos têtes pensantes énarchiques ou politiciennes, qu’elles soient de droite ou de gauche totalement déconnectées de la réalité du travail.
Jean-Paul Jannin.
Second-maître radio sur la Minerve en 1965/1966
Extrait de mon livre « Galéjades » chez Amazon
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